La traite négrière rochelaise au XVIIIe siècle
La traite des Noirs a été pratiquée par les Européens (Anglais, Français, Hollandais, Portugais etc.) et ensuite par les Américains entre le début du XVIe et la fin du XIXe siècle. Elle a permis au Nouveau Monde et aux économies européennes de se développer rapidement entre le 16e et le 19e siècle. On estime que cette traite a concerné 12 millions d’Africains.
La motivation avait été avant tout économique : les esclaves ont servi principalement de main d’oeuvre à bas coût. Les religions ont également justifié l'esclavage: Monothéistes musulmans et chrétiens en étaient les principaux vecteurs, se prétendants alors au dessus des païens et hommes éclairés meilleurs que les sauvages qu'il faut civiliser. La traite des Noirs qui a été abolie après la révolution de 1848 en France est aujourd’hui considérée comme un crime contre l’humanité.

Histoire résumée de la traite rochelaise
La première expédition rochelaise attestée remonte à 1595. Au XVIIe siècle la ville est le port d’attache des compagnies du Sénégal et de Guinée qui accordent des autorisations de trafiquer moyennant le paiement d’un droit. En 1716, les armateurs français de cinq ports, dont celui de La Rochelle, sont autorisés à pratiquer librement la traite négrière. Les négociants rochelais se lancent dans l’aventure tout en continuant leurs autres activités, souvent avec les mêmes navires. Mais le trafic prend une ampleur importante au cours du XVIIIe siècle, pour satisfaire le besoin en main-d’œuvre des plantations coloniales. Toutefois les guerres entre la France et l’Angleterre vont interrompre le trafic à plusieurs reprises, entraînant des faillites d’armateurs. L’insurrection généralisée de Saint-Domingue en 1792 et le blocus anglais marquent la fin du trafic négrier au départ de La Rochelle. Beaucoup de familles d’armateurs rochelais avaient des possessions à Saint-Domingue et furent ruinées suite à l’insurrection. Les Rochelais n’armeront plus de navires négriers au XIXe siècle, contrairement à Nantes.
L’esclavage, aboli en France en 1794, est rétabli en 1802 par Napoléon, avant d’être définitivement aboli en 1848.
Le commerce triangulaire : principes généraux
Les navires négriers quittent La Rochelle chargés de marchandises qui seront échangées sur les côtes africaines contre des esclaves. Ces esclaves seront ensuite transportés et vendus dans les îles françaises d’Amérique, essentiellement Saint-Domingue (actuelle Haïti). Les colons paient les esclaves souvent en marchandises coloniales : sucre, café, cacao, coton, indigo… Le sucre est le principal produit rapporté par les navires rochelais. Ramené brut en Europe, il faut le raffiner. Il y avait 12 raffineries de sucre à La Rochelle en 1766.
Une expédition négrière pouvait durer entre 8 mois et deux ans. La traversée de l’Atlantique prend environ 40 jours. La majeure partie de la durée d’une expédition est consacrée à l’achat des esclaves en Afrique.

Quelques chiffres
Plus d’un million de Noirs captifs auraient été transportés par les négriers français, dont 130 000 par les navires rochelais lors de 427 voyages qui ont laissé des traces dans les archives. En moyenne, un navire transportait 1,3 esclave par tonneau de jauge.
La France n’est pas le seul pays européen à avoir pratiqué le trafic négrier. L’Angleterre, le Portugal, l’Espagne, la Hollande ont également profité de ce commerce. En France le principal port négrier est Nantes. La Rochelle est au second rang puis viennent Le Havre et Bordeaux. D’autres ports ont également participé à ce commerce mais avec beaucoup moins de voyages : Saint-Malo, Lorient, Honfleur et de façon plus exceptionnelle Rochefort.



Les nombreux acteurs de la traite
Une expédition ne commence pas quand le navire quitte le Pertuis d’Antioche pour se terminer à son retour. De tels voyages, où de pénibles trajets maritimes succèdent à d’âpres négociations commerciales et à de longues relâches, comportent de nombreux risques et aléas, ils nécessitent un travail de préparation commencé plusieurs mois avant le départ du navire. Il faut également prendre en compte les ramifications du commerce négrier et la présence à chaque étape des différents acteurs de la traite.
Des gens ordinaires acteurs de la traite
Les documents d’archives permettent de suivre les ramifications de la traite jusque chez les greffiers de l’amirauté qui perçoivent un droit à chaque enregistrement d’un acte déposé par un armateur négrier, chez les boulangers qui fournissent le biscuit de mer, ou chez les cabaretiers et les logeurs qui donnent pension aux marins attendant d’embarquer. Le commerce négrier rochelais alimente les ateliers, les échoppes, les chais et les greniers où se fabriquent, se vendent et se conservent les marchandises destinées à l’achat des captifs en Afrique. Sur le Bon Père, armé en 1787 par Louis Admyrauld, le bœuf salé qui nourrit l’équipage vient d’Irlande, les fèves du pays de Marennes, les chandelles de la ville du Mans. Le commerce négrier donne du travail aux chantiers navals. Il fait vivre plusieurs centaines de matelots tandis que sur les rives du port, s’affairent les crocheteurs, les voituriers ou les portefaix.
C’est pourquoi l’argent du trafic négrier a probablement irrigué chaque rue du port de La Rochelle au XVIIIe siècle et les rues de plus d’une ville du royaume de France.



Le personnage central, l’armateur
Par leur entregent, leur capacité à rassembler les capitaux, leur savoir-faire commercial, leur maîtrise des circuits et des procédures, leurs connaissances techniques, les armateurs sont au cœur du processus de la traite négrière et plus généralement des relations commerciales avec les colonies. Sur l’ensemble de la période concernée, ils sont environ soixante-dix armateurs, appartenant souvent à des dynasties marchandes comme les Garesché, les Fleuriau, les Richemont, les Rasteau, les Carayon… Plusieurs d’entre eux ont été directeurs de la Chambre de commerce de La Rochelle. Daniel Garesché a été maire de La Rochelle de 1791 à 1792. Jean-Louis Admyrauld a été préfet de la Charente-Inférieure. Parmi les archives qu’il a laissées, un registre permet de comprendre dans le détail le montage d’une expédition négrière et l’importance de l’investissement à lui consacrer. Il fallait armer le navire, payer d’avance une partie du salaire à l’équipage, commander et faire livrer la nourriture pour l’équipage et les captifs. Il fallait aussi constituer une cargaison de troc constituée d’étoffes diverses, d’armes à feu, d’eau-de-vie, de tabac et de pacotilles, soit 52 produits différents embarqués à bord du Bon père en 1787.
Les associés et les assureurs
Dans une opération négrière, l’investissement de départ étant important, il est souvent le fruit d’une association entre plusieurs personnes. Les investisseurs peuvent être d’autres armateurs, le capitaine du navire ou des personnes plus modestes investissant des petites sommes. Il peut y avoir jusqu’à 20 personnes intéressées dans une expédition. Le but recherché par l’armateur étant de limiter les risques financiers en cas d’échec de l’expédition. Souvent un armateur est également intéressé à d’autres expéditions menées par d’autres armateurs ; une expédition non rentable pouvait ainsi être compensée par d’autres expéditions très rentables. Les négociants vont chercher les capitaux dans les provinces du royaume, à Paris et jusqu’à Londres, Barcelone ou Bâle. Pour plus de sécurité, les armateurs ont également recours à l’assurance, aussi bien pour le navire que pour la cargaison. A partir de 1763, ces polices d’assurance sont enregistrées par la Chambre de commerce. En 1787, Admyrauld assure ainsi le Bon Père et sa cargaison auprès de 24 assureurs qui sont eux-mêmes des négociants, des armateurs ou des particuliers de professions diverses.


La déclaration de l’armateur à l’Amirauté
Avant le départ, l’armateur se rend auprès des magistrats de l’Amirauté pour déclarer à la fois son intention d’expédier un navire pour la côte de Guinée, la côte d’Angole ou la côte d’Or et signifier son engagement à se soumettre aux règlements en vigueur. Il déclare aussi l’existence ou non de personnes intéressées, c’est-à-dire ayant des parts dans l’expédition. le procès-verbal, mentionne que le procureur du roi, le greffier, le magistrat de l’Amirauté, reçoivent une somme en paiement de leur vacation. Ainsi, très indirectement, le personnel de l’Amirauté tire une partie de ses revenus du trafic négrier.

Le rôle du capitaine
Les liens des capitaines avec les armateurs sont étroits, fondés sur des intérêts communs et sur une confiance réciproque qui se manifeste sans ambages quand un armateur fait appel au même capitaine pour accomplir successivement plusieurs voyages. C’est le cas par exemple d’André Bégaud, ancien capitaine de l’armateur Nairac en 1774 et qui accomplit au service de Van Hoogwerff plusieurs opérations à partir de 1777 et jusqu’à sa mort, survenue en mer le 21 juin 1787. Cette confiance est nécessaire car l’armateur, lui, n’embarque pas. A chaque voyage, il donne des instructions écrites au capitaine, sur la destination, le nombre de captifs à acheter, la façon de mener la traite. Le capitaine a un salaire fixe par mois, mais il touche également un pourcentage sur chaque esclave vendu aux Antilles, ce qui l’incite à acheter des esclaves en bonne santé qui se revendront cher et à faire en sorte de limiter la mortalité des esclaves durant la traversée. De plus le capitaine peut prélever un esclave, qu’il peut revendre ou garder à son service et le ramener en France. Un voyage peut rapporter jusqu’à 30000 livres au capitaine qui a parfois investi dans l’expédition.

Le navire
Une expédition commence souvent par la construction d’un navire neuf ou l’achat d’un bateau d’occasion. Les chantiers régionaux sont mis à contribution, même Taillebourg sur les bords de la Charente où La Reine de Podor est construite en 1784, mais également tous les chantiers des ports de l’Atlantique. Les bateaux utilisés pour le trafic négrier, d’une taille rarement supérieure à 40 m de long et 10 m de large, n’ont pas été construits spécifiquement pour cette fonction. Un même navire pouvait être utilisé successivement pour la traite négrière et pour un autre voyage de commerce, voire pour la pêche. On doublait souvent sa capacité par la construction d’une mezzanine, on chargeait et on entassait tour à tour les marchandises nécessaires à l’achat des captifs en Afrique, puis les captifs à l’issue des opérations de troc menées le long des côtes, puis encore des marchandises avec lesquelles les colons achetaient la main-d’œuvre servile dont ils avaient besoin. Le pont était divisé en deux par une lourde barricade pour séparer l’équipage des captifs. La taille de ces navires varie d’une expédition à l’autre, en fonction des capacités financières de l’armateur et augmente au fil du XVIIIe siècle.


Le navire le Solide
Parti du port de Riga dans la Baltique sous le nom de La Sœur Anna Martina, le Solide, en route pour Bordeaux, s’échoue sur les récifs de la côte sud de l’île de Ré en novembre 1786. Contre l’avis de son capitaine et malgré son mauvais état, le navire est renfloué et mis en vente. En février 1787 l’armateur Jacques Carayon l’achète pour 12 200 livres, et monte une expédition à la traite (la dernière des 8 opérations de traite menées par ce fils et petit fils d’armateur) en s’associant avec deux négociants de Saint-Domingue, les frères Raboteau. Le Solide mesure 32,50 m de long et 7,60 m au plus large. Le certificat de jauge le donne pour 818 tonneaux, ce qui le place dans la moyenne supérieure des négriers rochelais de cette période et permet à l’armateur de recevoir une gratification de 32 720 livres. Son équipage est constitué de 7 officiers (dont le chirurgien), 3 pilotins (élèves officiers), 9 spécialistes dont les compétences sont particulièrement nécessaires sur un navire négrier, avec notamment : le maître d’équipage et son second, le maître charpentier (pour la construction des installations nécessaires à l’accueil de la cargaison d’esclaves, le maître tonnelier et son second (la question de l’approvisionnement en eau est essentielle), le cuisinier qui fait également office de boulanger, 13 matelots, 5 novices, 5 mousses (qui ont entre 10 et 12 ans).
A bord du navire au début du voyage
Le récit du voyage consigné dans le livre de bord du Solide commence ainsi : Départ de La Rochelle pour la Côte d’Or le vingt-neuf août 1787 sur le navire le Solide commandé par M. Escubard […] A trois heures ce matin, les vents étant de la partie du nord est, nous avons appareillé, ayant Maître Joussemet pour pilote qui nous a fait débouquer par le pertuis d’Antioche ; à sept heures, il nous a quittés, nous avons gouverné au ouest, nord - ouest jusqu’à midi, autant que les vents, qui ont beaucoup varié du nord - est au nord, nous l’ont permis, la mer et le temps très beaux . Le rédacteur ne trouve guère de qualités au Solide qui marche mal : Le 13 octobre il écrit […] notre chienne de galiotte, raillerie à part, fait autant de chemin en travers qu’elle n’en fait en avant. Celui qui a conseillé à notre armateur d’envoyer ce navire cy à la Côte est à coup sûr un grand sot […] Voilà comme des gens qui ont la fureur de donner des projets, trompent souvent des armateurs aveuglés par l’intérêt et par la belle perspective qu’ils croient avoir. Du 10 au 28 septembre, le navire fait une escale à Lisbonne pour acheter du tabac, marchandise très utile pour échanger contre des esclaves, après avoir attendu au large de passer un « examen de santé ». Ce sera la seule escale avant les lieux de traite sur la côte africaine.


Les petits faits qui rythment la vie à bord à ce stade du voyage
Les anecdotes racontées dans le livre de bord avant l’arrivée sur les côtes africaines donnent une idée de l’ambiance sur le navire avant l'embarquement des esclaves. Dès l’arrivée sur les lieux de traite, le journal ne donne plus ce type d’indications. Le rédacteur semble parfois s’ennuyer à bord et trouve le voyage beaucoup trop lent. Il y a souvent peu de vent, mais il reproche au capitaine de trop réduire la toile au moindre orage. En plus de consigner des observations de navigation et de météorologie, il raconte en détail tout événement : par exemple les incidents liés à la folie subite d’un novice qu’il faut enchaîner sur le pont la nuit pour que l’équipage puisse dormir, les saignées qu’on lui fait etc. Le désœuvrement des hommes les conduit à pêcher, ce qui améliore leur ordinaire. Le narrateur raconte également, donnant ainsi un aperçu des distractions des officiers, l’entorse qu’il s’est faite en dansant. Il décrit même la venue d’oiseaux à bord et consigne toujours la rencontre avec d’autres navires, de plus en plus nombreux à l’approche des côtes d’Afrique, souvent des négriers anglais et hollandais. On trouve également à la fin du livre, hors des notes journalières, une prière de marin, des sentences morales, une prescription médicale, des citations d’auteurs latins et une chanson galante.
Le déroulement des opérations
Parti de La Rochelle, le navire négrier se rend en Afrique, dans une zone préalablement définie par l’armateur, généralement le golfe de Guinée ou la côte d’Angole avec un nombre précis d’esclaves à acheter. Constituer ce que l'on nomme alors une "cargaison" d’esclaves, prend plusieurs mois. Une partie de l’équipage descend à terre pour mener à bien les opérations de traite, qui se déroulent le long des côtes, parfois à l’abri des forts construits par les européens. Les marins ne s’aventurent jamais bien loin à l’intérieur des terres et le recours à des intermédiaires et aux chefs locaux est une nécessité. Ces courtiers sont des marchands africains, des métis portugais ou brésiliens, des agents Européens plus ou moins tolérés par les sociétés africaines. Leurs noms figurent parfois dans les tableaux que les capitaines rédigent à l’intention de leurs armateurs. Des piroguiers assurent les liaisons entre la terre et les navires, pour franchir sans encombre les passes souvent difficiles. Les rois, princes et seigneurs locaux contrôlent l’activité des courtiers, fixent les prix de vente et perçoivent leur part sur toutes les transactions. Ils fournissent également des captifs aux Européens. Compte tenu de la valeur marchande des esclaves, de la concurrence à laquelle se livrent les navires pour obtenir leurs captifs, les prix suivent la demande et ce trafic se révèle très rentable pour les élites locales.



Les marchandises de traite
Pour assurer la réussite d’une expédition négrière, et que les tractations le long des côtes africaines ne durent pas trop longtemps, une des principales conditions réside dans le choix judicieux des marchandises à échanger. Constituées souvent avec le plus grand soin en fonction du lieu retenu pour réaliser la traite, ces cargaisons sont faites d’une multitude de produits qui seront utilisés auprès des intermédiaires africains pour acheter les captifs. Outre le prix des esclaves qu’ils vendent, les intermédiaires reçoivent des cadeaux suivant des habitudes codifiées et connues des officiers expérimentés. Les comptes d’armement, les factures ou les reçus montrent leur diversité : les étoffes prédominent et portent souvent des désignations exotiques – guinées bleues ou blanches, guinguan, bajutapeaux, nékanias, etc. - même si ces étoffes ont été fabriquées dans les ateliers de Nantes ou de Rouen. Les mousquetons, les pistolets et leurs accessoires - poudre, balles, pierres à fusil -, les armes blanches tiennent également une place importante et les meilleurs viennent d’Angleterre. Le tabac, que l’on se procure parfois à Lisbonne, l’eau-de-vie de Saintonge et divers objets de quincaillerie complètent les cargaisons de traite. Au gré des circonstances, le capitaine du bateau achète également des vivres, de la poudre d’or ou de l’ivoire appelé « morphil ».



Les esclaves "traités"
Les ordres rédigés par les armateurs fournissent aux capitaines des indications précises sur les lieux de traite, la destination finale du navire, le nombre et le choix des captifs. « …attachez-vous à la beauté, c’est essentiel ; le plus de pièces d’Inde que vous pourrez [captifs en bonne condition physique, les plus recherchés], de belle jeunesse pas en quantité [en évitant de choisir des esclaves trop jeunes pour être immédiatement rentables], sur toutes choses point de vieillesse ; les vieux nègres sont sujets à prendre du chagrain [sic], d’où résulte la mortalité et on ne les vend qu’à très bas prix à Saint-Domingue », c’est ainsi que l’armateur Jacques Guibert précise ses volontés dans le quatrième article des ordres qu’il donne en 1777 à Jacques Bigrel, capitaine du navire La Nancy, avant son départ pour un deuxième voyage de traite. Les captifs vendus aux Européens ont pu être capturés à la guerre par les rois, princes et seigneurs locaux, soit enlevés lors de razzias, soit obtenus en échange d’un impôt ou d’une dette, d’une condamnation judiciaire, ou suite à la ruine d’une famille, etc. Mais les témoignages sont rares.
Histoire particulière d’une esclave
Le journal de Claude-Vincent Polony évoque la figure d’une esclave embarquée en 1784 sur le navire Les Trois Frères. La traite se déroule le long des côtes de l’Angole, dans la rade de Gabinde. Par son aisance et sa fierté, une des captives se distingue aux yeux de tous. Cette attitude pique la curiosité de Polony, et par le truchement d’un interprète, elle accepte de faire le récit de sa vie. Elle est en fait issue d’une lignée aristocratique, réduite deux fois en esclavage à la suite de conflits. Elle a été amenée sur la côte avec son mari déchu, une partie de ses servantes et de ses amis, pour être vendue comme esclave.
Suivons la traite du navire le Solide
Parti de La Rochelle le 29 août 1787, réparé, radoubé, rebaptisé, chargé de ses marchandises de traite, après une navigation de quatre mois et une escale effectuée à Lisbonne pour acheter du tabac, le Solide commence ses opérations de traite le long de la côte de l’Ivoire le 24 décembre, au gré des rencontres avec les pirogues venues de la terre. Une première captive, âgée de sept ans, est achetée à l’embouchure de la rivière Saint-André, en même temps que de l’ivoire et moyennant quatre fusils, deux mouchoirs de Cholet, un petit baril de poudre, une ancre d’eau-de-vie, deux cents pierres à fusil, six couteaux, une demie filière de coquillage. Mais la concurrence des autres négriers est rude, en particulier le long de la côte de l’Or où sont installés les principaux forts anglais, portugais ou français. Il faut encore près d’un mois d’une navigation côtière entrecoupée d’arrêts inutiles dans les principaux points de traite - Sama, Acra, Petit Popo, Juda - avant que le capitaine puisse enfin installer son comptoir à terre, à proximité du village de Badagri, dans la baie du Bénin (aujourd’hui au Nigéria) avec l’accord du roi autochtone qui désigne son frère, nommé Cessoux, comme intermédiaire. Environ deux cents quarante captifs seront achetés en un mois et demi. De telles opérations sont fréquentes le long des trois mille cinq cents kilomètres de côtes où les navigateurs européens s’adonnent à la traite des Noirs. La valeur totale de la cargaison du Solide s’élève à 80 155 livres, ce qui lui permettra d’acheter environ 250 esclaves, en 1787. Coût d’un esclave : 320 livres. Mais les aventures du Solide vont bientôt prendre un tour moins favorable.
Un épisode difficile pour le Solide
Dépendant de leurs contacts locaux, les négriers européens subissent parfois les effets des conflits qui peuvent naître au sein même des royaumes africains. Le livre de bord du Solide raconte ainsi comment le campement de l’équipage a été attaqué. Le 3 mars 1788, le roi d’Onis, en conflit avec le prince Cessoux, surgit à la tête d’une flotte de deux mille pirogues, débarque et pille le village et le comptoir, emportant avec lui les effets des marins et les marchandises destinées aux traitants africains à la fin des opérations commerciales : du tabac brésilien acheté pendant l’escale de Lisbonne, de l’eau-de-vie, des tissus, des cauris (coquillages). Cinquante captifs qui attendaient leur transport en mer « avec les chaînes au col » sont également enlevés. Le reste est brûlé, y compris les papiers du capitaine. L’équipage s’en retourne à bord, gagne l’île du Prince avec cent quatre-vingt esclaves pour refaire ses vivres avant d’entreprendre la traversée de l’Atlantique vers Saint-Domingue. Les membres de la Chambre de commerce de La Rochelle se serviront de l’exemple du Solide pour réclamer en septembre 1788 au ministre de la Marine l’installation d’un établissement français à Porto Novo (actuel Bénin) sur la Côte des Esclaves, la seule façon selon eux de rétablir un commerce gravement compromis par l’insécurité.
Les équipages de la traite







Les conditions de vie de l’équipage
A bord du Nairac, 7 mois après son appareillage le 25 janvier 1774, la qualité du biscuit embarqué à La Rochelle est devenue si mauvaise que les marins préfèrent manger la nourriture réservée aux esclaves et que le capitaine interrompt la traite pour se ravitailler. La mortalité à bord des négriers est forte mais variable d’un voyage à l’autre. Mousses, novices, voiliers ou tonneliers, apparaissent dans les certificats de décès établis par le capitaine, accompagnés d’un inventaire des vêtements et objets du défunt, vendus aux autres membres de l’équipage. La somme récoltée est remise à la famille. En 1786, sur les vingt-sept hommes d’équipage de La Reine de Podor il en meurt douze. Les officiers ne sont pas épargnés malgré de meilleures conditions sanitaires. En 1784, Claude-Vincent Polony s’embarque sur les Trois Frères. Après un séjour de neuf mois en Afrique, le navire gagne Saint-Domingue mais la dysenterie, la variole et le scorbut sévissent à bord où la moitié de l’équipage est atteinte. L’équipage doit également surveiller les captifs car le risque d’une révolte est présent, notamment au moment où le navire s’éloigne des côtes d’Afrique. Même si la répression est rapide et parfois très violente, ces révoltes fragilisent l‘équipage. A bord de La Reine de Podor, une révolte des captifs le 23 juillet 1787 pendant leur repas du soir sur le pont, se traduit par la mort de deux marins, le maître charpentier et le second maître d’équipage. Les historiens ont recensé 155 révoltes sur les négriers français au XVIIIe siècle, mais les actes individuels et les tentatives avortées ont été certainement plus nombreux.





Les conditions de vie de la cargaison de captifs
En 1784, une prime de 40 livres est donnée par tonneau de jauge pour les bateaux transportant des esclaves à Saint-Domingue, ce qui conduit les armateurs à obtenir des jaugeurs assermentés un calcul généreux de la taille de leurs navires. Entre 1785 et 1792 Daniel Garesché arme ainsi les plus gros négriers partis de La Rochelle tel le Comte de Forcalquier, donné en 1787 pour 1669 tonneaux, qui transporte 777 captifs. Ces chiffres permettent de calculer le nombre moyen de Noirs transportés, estimé à 1,4 captif par tonneau de jauge, mais tous les navires ne sont pas aussi imposants et l’entassement dépend du succès de la traite. Le Solide, avec ses 32,50 m, se place dans la moyenne supérieure des négriers rochelais de cette période. Arrivé sur les côtes d’Afrique, une fois débarquées les marchandises destinées à la traite, son entrepont est rapidement aménagé par le charpentier du bord. Dans cet espace vont être entreposés les 242 captifs achetés, dans 247 m² avec une hauteur sous barreau qui ne dépasse pas 1,40m. Sur La reine de Podor, les esclaves hommes sont logés à l’avant du bateau, séparés des femmes et des enfants et du reste du navire par une balustrade que les charpentiers construisent dès l’arrivée du navire sur son lieu de traite. A bâbord et à tribord les deux ailes de la balustrade, elle-même surmontée d’une bande en fer armée de clous, dépassent du bastingage pour empêcher tout passage. L’entrepont est aménagé et l’on renforce la résistance des panneaux en caillebotis qui permettent d’éclairer et d’aérer la cale.

Maladies, décès, détresse
Entassés à bord des navires dans des conditions insalubres les captifs doivent supporter une navigation qui dure de 30 à 55 jours. Ils sont placés sous la surveillance de l’équipage mais les révoltes et les actes de désespoir sont nombreux. A bord, les« bombes », des noirs libres, ont pour rôle d’apaiser les esclaves. Le « quartier-maître », un esclave, est chargé de faire régner l’ordre dans l’entrepont. Le livre de bord du Phénix, parti de La Rochelle en 1737, comptabilise les suicides de 16 esclaves, certains alors qu’il est encore le long des côtes d’Afrique. Le 6 juin 1738, les officiers constatent la disparition de 4 femmes qui se sont jetées à la mer pendant la nuit. Quelques jours plus tôt, une autre esclave avait fait de même, mais en plein jour et elle avait été dévorée par les requins, sans que le canot ait eu le temps de la récupérer. Comme pour l’équipage, la maladie est un risque majeur dont témoignent les livres de bord mais aussi les rares procès-verbaux de décès qui ont été conservés, comme ceux du navire L’Iris de l’armateur Daniel Garesché, utiles à l’armateur pour justifier le bilan financier du voyage auprès de ses associés et des assureurs. Compte tenu du prix de vente d’un esclave, les capitaines tentent pourtant de limiter les incidents et les décès par maladie, par exemple en faisant monter sur le pont une fois par jour les captifs, en leur imposant de se laver et de se rincer la bouche avec de l’eau coupée de vinaigre ou du citron pour lutter contre le scorbut.

L'esclavage et l'économie coloniale
Cette étape est aussi essentielle que les autres pour la réussite d’un voyage à la traite et il faut réussir deux opérations consécutives : la vente aux enchères des captifs dans de bonnes conditions, et la constitution d’une cargaison de retour qui sera ensuite facilement écoulée. La revente en Europe des produits coloniaux dans des conditions avantageuses entre en effet pour beaucoup dans la concrétisation des bénéfices espérés.
Dans les colonies les esclaves forment l’essentiel de la population, travaillant aussi bien sur les plantations que dans les villes où ils exercent de nombreuses activités. Les esclaves sont d’un meilleur rapport que les engagés européens, ils constituent une main d’œuvre déracinée, flexible et soumise notamment par le biais de la conversion religieuse . En posséder donne un prestige social.
Dans les plantations sont produites les denrées que les négriers, redevenus des navires marchands comme les autres, transportent au retour vers les ports de la façade atlantique, bouclant ainsi le circuit du commerce triangulaire. Le sucre surtout, mais également le cacao, le café, l’indigo pour teindre les tissus en bleu, le coton, sont les cultures qui font vivre les colonies.


Les esclaves et les acheteurs dans les comptes de vente
Les acteurs de la traite sont nombreux dans les îles et ce ne sont pas seulement de riches propriétaires terriens, comme en témoignent les tableaux récapitulatifs de vente réalisés à l’intention des armateurs et de leurs associés. Parmi les vingt-huit acheteurs de la cargaison humaine du Vistor, dont la vente se déroule à Saint-Domingue entre le 11 et le 17 avril 1790, figurent naturellement plusieurs propriétaires de plantations ou habitations - on les appelle des habitants - qui agissent directement ou par l’intermédiaire de leur intendant. Mais font également partie des acheteurs plusieurs négociants ou marchands résidant en ville, une couturière, un boulanger, un charpentier. On relève encore le nom du gérant d’une manufacture de tabac et celui de plusieurs magistrats et officiers publics : le président du Conseil supérieur et son greffier, un juge de l’Amirauté du Cap, un contrôleur des finances. Certains paient comptant mais pour beaucoup les remboursements vont s’échelonner jusqu’au mois d’avril 1792, les délais de paiement accordés par le vendeur étant nécessaires au fonctionnement du système.



Les traces des esclaves dans les plantations à Saint-Domingue
Les captifs font partie du patrimoine de leurs nouveaux propriétaires et apparaissent dans les actes notariés de ventes ou de successions ainsi que dans les inventaires et les bilans annuels que les intendants des plantations dressent pour les propriétaires qui souvent ne vivent pas sur place. Ils sont répertoriés selon leur nom, nation, âge et profession, au même titre que les animaux et les biens matériels présents dans le domaine. C’est le cas pour l’habitation appartenant aux Belin, une famille de négociants rochelais qui réside à l’Artibonite sur l’île de Saint-Domingue comme en témoignent les comptes du gérant, Robert Vizeux. Sur un même document récapitulatif figurent les chiffres de l’indigo et du coton produits dans l’année mais aussi les naissances et les morts survenues dans la population servile, placées sur le même plan que le croît du cheptel bovin. A certaines occasions particulières, on confectionne des inventaires généraux plus détaillés. Quand en 1790 un nouvel intendant remplace son prédécesseur décédé, on apprend que les esclaves sont au nombre de 205, que leur valeur est estimée à 433 795 livres et qu’ils exercent les fonctions les plus diverses au sein de l’habitation avec un statut social et des conditions de vie très différentes : cultiver, pêcher, garder des troupeaux, mais également servir comme domestique. Il y a même une infirmière.


















Les produits coloniaux rapportés







Des comptes de retour complexes et longs à solder






Des profits parfois énormes mais aléatoires










